La Lituanie sent la pluie fine, le sable
clair et une douce solitude. Du moins
dans les photos d’Antanas Sutkus,
grand homme aux cheveux blancs et
sourire franc. Il a commencé ses «chroniques de Vilnius» deux ans
après la mort de Staline. Aujourd’hui,
ses témoignages photographiques
ornent les murs d’une dizaine de
musées dans le monde entier, de
Stockholm à New York, en passant par
Londres ou Nice. La galerie moscovite
Photographer.Ru consacre à ce génie
de la photographie lituanienne une
exposition spéciale. Le Courrier de
Russie a joint Antanas Sutkus à Vilnius
à la veille de l’inauguration.
Le Courrier de Russie: Votre première
photo date de… ?
Antanas Sutkus: 1955 ! J’avais 16 ans à
l’époque. C’étaient les vacances d’été
que je ne passais pas sur la plage mais à
l’usine, où j’extrayais de la tourbe pour
le bien de l’industrie soviétique. Et pour
l’argent de poche aussi ! Je pensais m’acheter
un vélo mais j’ai fini par opter
pour un appareil photo. Je me baladais
partout dans Vilnius et dévisageais les
passants. Les plus marquants se retrouvaient
ensuite sur ma pellicule…
LCDR : Et ensuite ?
A.S. : Ensuite je suis entré à la fac de
journalisme et j’ai rejoint la rédaction
d’un journal local. Comme correspondant
photo, bien sûr.
LCDR : On a dû vous demander un
paquet d’ouvriers robustes et de
paysannes aux joues vermeilles…
A.S. : Evidemment. C’étaient les personnages
de l’époque. Même si j’essayais
toujours de ne pas créer d’image
mais de montrer un brin de leur personnalité…
Je me fais parfois l’effet d’un
chercheur d’or qui sillonne la terre dans
l’espoir d’y trouver des pépites de métal
précieux. Parfois j’y parviens. Alors,
c’est un grand jour ! Mais les chefs
d’oeuvre sont rares.
LCDR : Ca sert à quoi, une photo ?
A.S. : Peut-être à rencontrer des gens
qui habitent à des milliers de kilomètres
de chez vous afin de se persuader qu’à la
fin du compte, ils ressemblent énormément
à vos voisins. La photo, parfois, ça
fait pleurer. Ca peut même décider de la
vie et de la mort. Les juges qui ont
condamné les criminels fascistes à
Nuremberg avaient regardé des photos
des victimes auparavant.
LCDR : Aujourd’hui, on utilise largement
les technologies numériques…
A.S. : Et pourtant, les vieux argentiques
trouvent toujours acheteurs ! Je connais
pas mal de jeunes qui se les procurent.
Mais il est clair que la grande majorité
opte pour le numérique.
LCDR : Qu’est-ce que vous faites
actuellement ?
A.S. : Je préside l’Union des photographes
lituaniens. C’est un sacré
boulot et j’en ai déjà un peu marre. J’ai
69 ans, vous savez. A mon âge, on aurait
plutôt envie de lire, de se balader dans
les parcs… Je ne fais pas exception !
LCDR : Votre souvenir le plus remarquable
?
A.S. : Ma rencontre avec Jean-Paul
Sartre, probablement. Il est venu à
Vilnius en 1965 et mon rédacteur en
chef m’avait demandé de le photographier.
Je suis allé le voir, nous avons
discuté. Les photos étaient excellentes.
Par contre, l’écrivain n’avait pas compris
qui j’étais et que je le photographiais
pour un journal. Il a dû s’imaginer
que j’étais un admirateur et que les
photos étaient destinées à un usage
personnel. Quand il a appris la vérité,
il était fou de colère. En fait, seul
Henri Cartier-Bresson avait le droit de
le photographier. Pourtant, quand
Sartre a vu mes photos, elles lui ont
beaucoup plu et il a permis de les publier.
L’une d’entre elles, intitulée
«Jean-Paul Sartre aux dunes de Nide»
a inspiré le sculpteur français Roseline
Granet pour son monument à
l’écrivain que l’on peut voir à Paris,
rue Richelieu, près de la Bibliothèque
Nationale.
Propos recueillis par Viktor Ilioukhine